J’aime beaucoup Sylvain Rifflet. C’est dit. Depuis ses
participations remarquées au sein du Gros Cube d’Alban Darche (je vous invite à
réécouter son beau solo de clarinette sur le titre « Naftule agent
secret » issu d’un album incontournable, Polar Mood), les deux essais transformés avec le groupe
Rockingchair qu’il co-anime avec Airelle Besson, ou encore sa remarquable
prestation dans l’album Songes…Silences
de Didier
Levallet également sortit chez Sans Bruit et dont j’ai eu le plaisir de parler
ici, il fait partie des musiciens dont le nom suscite chez moi une
irrépressible tentation d’écoute. Bien sûr, il est un instrumentiste inspiré,
avec un phrasé fluide et inventif, mais surtout, il laisse trainer ses saxophones,
clarinettes, métallophone et autres objets traités ou non sur des projets qui à
chaque fois se révèlent passionnants. Pour preuves, les deux disques qu’il
vient de sortir quasiment simultanément, et qui m’ont mis une sacré claque.
C’est donc les joues rougies de cet aller-retour que je prends ma plume pour
vous en toucher quelques mots…
Beaux-arts
Sylvain Rifflet : Saxophone Tenor, Clarinette,
Clarinette Basse, Metallophone, Compositions
Gilles Coronado : Guitare
Frédéric Norel : Violon
Clément Janinet : Violon
Benachir Boukhatem : Violon Alto
Olivier Koundouno : Violoncelle
Christophe Lavergne : Batterie, Boîtes à musique
Chaque parution du label Sans bruit a, du moins jusqu’à
présent, représenté à mes yeux un petit évènement. Dans le flot ininterrompu de
sorties qui ne cesse de me faire procrastiner quand aux « bonnes
résolutions » visant à limiter ma consommation de disques (je vais finir
par prendre la bonne résolution de mettre à la corbeille ces inutiles désirs de
sagesse), ces albums dématérialisés représentent à chaque fois une étape
incontournable, le label affirmant de sortie en sortie une identité forte, à la
fois visuelle et musicale.
C’est une des raisons qui m’ont fait attendre, puisqu’il était
annoncé depuis quelques temps sur le site, ce Beaux-arts, suite de
huit morceaux qui, s’ils fonctionnent parfaitement indépendamment, ne révèlent
leur grandeur que lorsque le disque est écouté dans son intégralité, car chacun
de ces titres représente un chapitre d’une histoire musicale passionnante, au cours
duquel un focus est fait sur un personnage-instrument, dont les soli s’intègrent
à la narration sans jamais la
polluer. Un quatuor à cordes est au cœur de
l’instrumentation, complétée par la guitare génératrice de surprises de Gilles
Coronado, la batterie protéiforme de Christophe Lavergne (Gros cubistes eux aussi) et bien sûr les instruments
sus-cités du leader.
Que ceux qui, comme moi, se méfient un peu des formules
« with strings » se rassurent tout de suite : il ne s’agit pas
ici pour les cordes de tisser en arrière plan des nappes sirupeuses pour
soutenir les instruments-lead. Le quatuor représente au contraire un matériau
d’une grande richesse utilisé parfois comme un tout mais surtout comme la somme
de quatre sons, de quatre univers. L’utilisation des archets ou du pizzicato
n’est jamais prévisible, et si le groupe tire parti des richesses harmoniques
et de la potentielle puissance de l’assemblage, les capacités d’interaction et
le lyrisme du violoncelliste, de l’altiste et des deux violonistes représentent
un exemple parfait de modernisme et d’invention. Il serait d’ailleurs plus
juste de dire que les sept instruments, et pas seulement les cordes, se
positionnent, au fil d’une écriture savante et immédiatement génératrice de
plaisir, dans un ensemble pour en épaissir le son et savent s’en échapper pour
ornementer la musique tout en restant au cœur du propos. La composition en
elle-même influe beaucoup sur le placement du soliste. Sur « Formes
circulaires, Soleil n° 2 », Sylvain Rifflet place ses jolies phrases de
clarinettes entre les vagues de sons du groupe, articulant son discours pour
qu’il ait à la fois une signification par lui-même, mais aussi du sens par
rapport au motif cyclique joué par le quatuor. Le solo s’intensifient tandis
que la guitare et la batterie font monter la pression jusqu’à ce qu’un riff de
guitare ravageur et une accélération du motif aboutissent à une fin tout en
tension.
Dans le second titre, « Le Phantascope », le long
solo lyrique et émouvant de Frédéric Norel et les arrangements audacieux qui
montent en puissance pour venir coller au plus près d’un riff de guitare
s’alimentent mutuellement. Comme si les arrangements avaient été écrits pour le
solo tant ils viennent mettre en lumière sa dramaturgie. « Le
collage », magnifique titre vaporeux, accueille dans son brouillard
lumineux quelques vers écrits à l’archet par Olivier Koundouno, dont le
violoncelle dialogue amoureusement avec le violon alto de Benachir
Boukhatem sur le délicat « Une route, un chemin ». La guitare de
Gilles Coronado monte en puissance jusqu’à envahir l’espace pour mieux
l’occuper dans l’orageux et anguleux « Un dessein » aux influences
rock marquées, et Clément Janinet emporte le septet dans d’autres sphères lors
d’un solo tendrement écorché sur le sublime « Dada » qui conclut l’album.
Christophe Lavergne fait montre tout au long du programme d’une exceptionnelle
rigueur, la justesse de son placement n’ayant d’égal que la diversité de ses
propositions, des tintements pudiques de « Le collage » aux torrents
de frappes déversés au cours d’un solo tonitruant porté par le groupe à la fin
de « Le phantascope ».
Profondément original et terriblement addictif, Beaux arts
suffirait amplement à étourdir, par la richesse de son architecture, le
raffinement de son écriture et l’inspiration dont il est inondé, le plus solide
des mélomanes. Mais Sylvain Rifflet, du revers de la main, nous assène une
deuxième claque musicale :
Sylvain Rifflet : Clarinette, Saxophone, effets
Joce Mienniel : Flûte, effets
Phil Gordiani : Guitare, effets
Benjamin Flament : Métaux traités, effets
Ambiance totalement différente pour le second disque,
Alphabet. Différente de Beaux-arts,
mais aussi différente de tout ce que j’ai pu écouter jusqu’à aujourd’hui. De la
première écoute (délicieuse par le mélange de surprise et d’attrait qu’elle
génère), puis de toutes les autres (indispensables tant le disque dévoile peu à
peu ses subtilités tout en devenant un refuge confortable), on ressort
invariablement groguis et souriant. La profonde originalité de cette
proposition musicale tient à plusieurs choses. En premier lieu, les
compositions. Une fois encore, mais dans une esthétique autre, Sylvain Rifflet
le compositeur privilégie le motif. Des boucles rythmiques et mélodiques
servent de point de départ pour quasiment chaque morceau. Puis ces boucles sont
ici et là décalées, déformées, reprises par tel ou tel instrument ; elles
font office d’ossature mais également de point de départ, car c’est à partir
d’elles que les musiciens développent de savoureuses interventions, élans
individuels toujours portés par un groupe soudé et qui déploie autant
d’ingéniosité et de musicalité dans les rôles d’accompagnement/soutien que dans
les positions solistes. Au-delà de l’écriture, il y a bien évidemment les qualités
d’instrumentistes et l’évidente musicalité du quartet. Enfin l’originalité de
l’instrumentation permet la mise en place de climats singuliers, l’album étant
d’ailleurs d’une remarquable cohérence.
Un point commun avec Beaux-arts :
Sylvain Rifflet, ici encore signataire de chorus somptueux, ne tire pas la
couverture à lui et laisse beaucoup de place aux autres musiciens, s’acquittant
d’une considérable part de « musique invisible », j’entends par là
toutes les interventions qui, en arrière plan, donnent à la musique sa force et
son intelligence. La faculté qu’il a à composer des toiles de fonds chiadées
éclate ici aussi, et il se plaît, comme il le fait avec le quatuor sur Beaux-arts, à fondre sa sonorité dans le
tissu collectif, à appuyer un motif de sa sonorité soyeuse ou à l’aide du
Métallophone qu’il affectionne.
Tiens, en parlant de Métallophone… Vous vous souvenez
sûrement, si vous avez eu la bonne idée de l’écouter, du terrible groupe
Metal-O-Phone ? Et bien nous en retrouvons ici un membre, Benjamin
Flament. Lui qui tenait dans ce groupe un rôle à la fois percussif, mélodique
et harmonique (il y officie en tant que vibraphoniste), est dans cet Alphabet
en charge du rythme puisqu’il y tient un rôle de batteur, mais joue sur un gros
tas de ferrailles. Des métaux traités, oui. C’est très original et le rendu est
franchement enthousiasmant puisque cet attirail, instrument hybride à mi chemin
entre la batterie et le stand de brocante, lui permet de colorer sa pulsation
de mille nuances qui ne laisseront pas insensibles les chineurs de bonnes
vibrations. Sur le titre « A l’heure », il esquisse une petite jungle
de tintements et de frappes légères qui à elle seule montre à quel point sa
sonorité est travaillée et son jeu foisonnant. Le son d’ensemble doit en outre
beaucoup à la manière distanciée qu’il a de remplir sa fonction pulsative, tout
en énergie contenue et en couleurs chatoyantes.
Les guitares douces-amères de Phil Gordiani sont également
un ingrédient essentiel de cette succulente mixture. Le panel de sonorités lui
permet de donner à chaque titre une texture différente, parfois épurée avec un
simple trémolo, ou nettement plus dense en superposant des guitares électriques
aux saturations mesurées et d’autres acoustiques, comme un sculpteur moderne associerait
le bois et le métal. L’introduction du titre « To Z » ferait presque
penser à du Stoner Rock, (Josh Homme, sort de la guitare de Phil !) si le
développement rêveur du morceau ne nous emmenait pas dans des territoires
sonores inédits…
Complice de Sylvain Rifflet (au point d’enregistrer avec lui
un disque en duo, L’encodeur), Joce Mienniel alterne les passages mélodiques,
enivrants grâce à sa sonorité céleste et la limpidité de son phrasé, et les
contributions rythmiques, dont il s’acquitte en utilisant son souffle de façon
percussive et en imbriquant ses phrases dans les motifs pulsatifs inhérents à
l’écriture, toujours elle. Il bouscule, au passage, les lieux communs
concernant la flûte traversière que beaucoup considèrent fragile et féminine (ce
qui peut heureusement être le cas), que l’on assimile volontiers à la musique
classique (et pourtant, Dolphy, Lateef, Bouzon, Mezzadri…Mienniel) et dont on
oublie trop souvent de vanter les mérites expressifs et les couleurs de nacre
(Thank you, Eric, Yusef, Dominique, Malik, Joce…). Lyrisme puissant et écarts
de conduite se conjuguent pourtant dans le jeu volubile d’un artiste dont je
suis pressé d’écouter le disque imminent.
La matière organique, en plus d’être (très) riche et
(exagérément) belle, est traitée, travaillée, bidouillée par les quatre
musiciens, qui, non contents de proposer une musique d’exception, s’octroient
le droit de la teinter d’un voile de magie presque intangible. Cela frise
l’indécence.
ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ
Pour ceux qui n’auront pas eu le courage, l’envie ou le
temps de lire cet article sûrement trop long (quand on aime…), un bref
résumé : Beaux arts et Alphabet, deux disques récemment sortis par Sylvain
Rifflet, sont deux concentrés de bonheur. Tous deux d’une grande originalité et
présentant deux esthétiques différentes et complémentaires.
Alors, prenez les deux.
Pour Beaux arts, c’est ici
Pour Alphabet, c’est là.
Une dernière info :
Lundi 28 mai 2012, le label Sans bruit investit le Sunside
pour une soirée au cours de laquelle Sylvain Rifflet viendra présenter, dans un
format plus réduit, Beaux arts. Y sont également programmés le duo Alexandra
Grimal/ Giovanni Di Domenico (merveille de poésie et de pudeur) ainsi que la
formation d’Yvan Robillard (exemple de dynamisme décomplexé). Régalez vous bien
avec tout ça !
1 commentaire:
YES !!!!!!!
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