Joëlle Léandre : contrebasse, voix
Avec, selon les enregistrements:
Maggie Nicols : voix
Irène Schweizer : piano
Mat Maneiri : violon, alto
Lauren Newton : voix
Jean-Luc Cappozzo : trompette
Fred Frith : guitare
Zlatko Kaučič : batterie
Evan Parker : saxophone
Agustí Fernández : piano
Madame Léandre ne plaisante pas avec la musique.
Joëlle tient l’humour en haute estime.
Madame Léandre ne laisse pas le choix des directions au hasard.
Joëlle aime se perdre.
Madame Léandre place l’esthétique au premier plan.
Joëlle casse les codes plastiques.
Madame Léandre saute d’avions en trains, de taxis en hôtels,
de scènes en cabines.
Mais Joëlle ne s’éloigne jamais de ses complices.
Personnalité complexe, mais personne d’une grande
simplicité, Joëlle Léandre transpose ses propres paradoxes à sa musique. Mieux
encore, elle en joue. Elle les joue, les anime, les entretient, les attise.
D’où peut-être cette musique si sophistiquée et pourtant simplement tripale,
livrée avec une vitalité qui n’appartient qu’aux intentions sans calcul. Chez
elle le saut dans le vide n’est pas une option, il s’agit non pas de choir,
mais de chercher l’envol.
Madame Léandre, donc, sillonne le monde, les mondes, pour
permettre à Joëlle de retrouver les siens et bâtir avec eux de nouveaux
ailleurs oniriques. D’un point de vue formel, les propositions musicales qui
résultent de ces rencontres ou échanges au long cours ont bien évidemment des
atours rugueux. La joliesse n’est pas en odeur de sainteté lorsqu’il s’agit de
se dévoiler et de mettre l’autre à nu. Il faut que ça parle franco, on met ses
tripes sur la table, ici.
Madame Léandre a quarante ans de voyages dans les pattes et
dans les mains. Alors, en guise de fête pour Joëlle, le label polonais Not Two
publie un beau coffret comportant 8 disques, comme une série d’instantanés qui
proposent, à défaut d’un portrait exhaustif, quelques angles à aborder, et par
là même quelques heures d’écoute délectables. On y entend la dame dans des
contextes fort hétérogènes, en solo un peu, en duo beaucoup, mais aussi en trio
avec Les diaboliques ou encore en quartet. Joëlle dans son intimité, dans sa
joie de l’échange, dans l’effervescence du collectif.
Un concert enregistré à Moscou avec Les Diaboliques (Maggie
Nicols et Irène Schweizer) fait office d’entrée en matière, et pour l’auditeur
de plongée dans le grand bain. Exigeant, décalé, puissant et rugueux, le débat,
porté haut par les trois dames, nous astreint à une écoute impliquée mais pour
le moins exaltante. Les trois pensées sinueuses s’organisent, les espaces se
saturent ou se libèrent, avec comme constante une sensibilité âpre mais
tangible.
Dans le livret aux liner notes copieuses, la contrebassiste
précise que le duo demeure sa formule préférée. On peut supposer que cette
configuration est celle qui lui permet d’explorer simultanément le monde de son
interlocuteur et ses propres paysages intérieurs, trouvant par à-même des
espaces suffisants pour développer son propos tout en le soumettant à l’autre
pour que les chemins se multiplient.
L’écoute des différents duos qui constituent le gros du
coffret (5 disques sur les 8) met en lumière la facilité avec laquelle la
contrebassiste absorbe l’autre et s’offre à lui. Elle aborde différemment
chaque conversation mais son jeu reste immédiatement identifiable.
Et, toujours, Joëlle et ses complices tirent parti d’une
technique assurée pour rendre s’aventurer sur des terrains instables, pour
prendre le risque du déséquilibre. Sauf qu’on ne se casse pas la gueule
lorsqu’on lévite, pas même dans un rapport à l’autre sans cesse refondu. Avec
Mat Maneiri, la relation est presque gémellaire, de par la commune famille
d’instruments, mais aussi par le placement, l’articulation des idées. Cela apporte de la densité, des interactions
fiévreuses qui explosent ou s’évanouissent en seynètes dramatiques portées par
des vibrations organiques. Un phénomène équivalent se produit avec Lauren
Newton, sur le champ vocal. Le chant de la contrebasse et la capacité des deux
femmes à glisser du lead au commentaire montrent le partage instantané d’un
champ lexical commun, que le temps aura favorisé. Du dialogue complice qu’elle
entretient plus loin avec Jean-Luc Cappozzo, ce sont des effets d’opposition
qui émergent. Le trompettiste produit des sifflements flûtés en utilisant sa
seule embouchure, éclate son phrasé en interjections et petites projections
venant se lover dans les méandres de la contrebasse. Rapport de forces
volontairement déséquilibré entre la jungle sonore des basses fréquences et la
trompette qui y évolue comme quelque esprit espiègle. Une poésie abstraite
chargée d’humour, mais aussi d’émotions comme sur la dernière plage du disque,
où les notes, notamment de la trompette, sont plus timbrées, tenues, et où se
déploie un lyrisme à deux avec de somptueuses plongées dans les graves à
l’archet. Plus incertaine et guidé par la mise en danger réciproque, la
rencontre avec le formidable guitariste Fred Frith en appelle à notre goût pour
l’imprédictible et la porosité. Le son centré et tellurique de la contrebasse
constitue un parfait contrepoint aux hallucinations soniques de la guitare au
long de paysages atmosphériques où les deux musiciens sont capables du plus
grand raffinement dans la proposition de sonorités effleurées. Il y a là des
pièces plus longues, où chaque accident est exploité, où les cheminements sont
soumis aux fantaisies que les deux funambules s’autorisent. Ainsi la seconde
pièce se précipite-t-elle, sous l’impulsion du guitariste, dans une
vertigineuse mise en tension qui met en branle chaque idée précédemment
proposée.
Les deux derniers disques du coffret, outre qu’ils sont tous
deux magnifiques, s’avèrent particulièrement intéressants puisqu’on y découvre
deux enregistrements réalisés à deux jours d’intervalle dans un club de
Cracovie avec les mêmes musiciens (Zlatko Kaučič, Evan
Parker et Agustí Fernández), une fois en quartet, puis sur une série de duos
avec chaque musicien. L’improvisation à quatre se fait par touches, chacun
s’évertuant à nourrir un propos collectif acerbe, tendu, anguleux, solidement
ancré dans l’esthétique de la Free Music, tandis que la déclinaison de ces
échanges en duos laisse davantage de place à la sensualité. D’un côté les
lignes de fuites multiples, les tâtonnements qui ouvrent des brèches au
déploiement d’une énergie libérée dans le tumulte, de l’autre une identique
exigence mais un partage de l’espace qui favorise l’aboutissement des idées,
les évolutions lentes vers les profondeurs. On sait Madame Léandre capable de
les sonder . Il suffit pour s’en convaincre d’écouter Joëlle, sur le sixième
disque, nous entraîner en solo dans les contrées reculées dont elle seule
connaît l’accès.
1 commentaire:
Merci pour cet article. J'adore le son délicat du violoniste Mat Maneiri. Un son rond et chaud mais un langage bien d'aujourd'hui. Son solo à l'Alto sur le standard Dolphy Dance est top... A écouter sur You tube
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