Bart Maris : Bugle, effets
Benoît Delbecq : Piano, claviers, electronics
Arnault Cuisinier : Contrebasse, effets
Edward Perraud : Batteries, percussions, objets et
trucs divers, electronics
Au centre du livret, une définition de la synesthésie :
n.f. (Grec sunaisthésis, perception simultanée.) Expérience
subjective dans laquelle des perceptions relevant d’une modalité sensorielle
sont régulièrement accompagnées de sensations relevant d’une autre modalité, en
l’absence de stimulation de cette dernière (par exemple audition colorée).
La mise en musique et en images de ce voyage où les sens
flirtent pêle-mêle se trouve assez bien résumé par cette simple définition. La
musique d’Edward Perraud s’entend un peu, s’écoute beaucoup, mais se voit, se
sent, se goûte, se boit jusqu’à la lie, se lit jusqu’à la dernière page comme
on feuillette le livret jusqu’à sa dernière note. La musique de ce Synaesthetic Trip est douce comme du
velours, a l’odeur du souffre et le goût du risque, se fait rappeuse comme
l’écorce, colorée comme un ciel d’automne, huilée comme une belle mécanique ou
enrouée comme une vieille machine. Et l’on retrouve, transposée à l’échelle du
groupe, le talent qu’a le batteur pour multiplier les routes qui, à défaut d’emprunter
la même direction, ont un point d’arrivée commun. Edward Perraud a cette
qualité de savoir choisir les plus beaux chemins des écoliers, et l’écouter
dans des contextes totalement improvisés est toujours un plaisir complet tant
il sait concilier les exigences de la composition instantanée et l’énergie, la
pulsation concrète, la
danse. Jamais abscons mais toujours aventureux, son jeu de
batterie s’avère être à l’image de son travail de compositeur, ce disque
exceptionnel en est un parfait exemple. Les compositions, pour la plupart de sa
plume (chaque musicien apporte une de ses compositions au répertoire et deux
titres sont co-signés par le batteur et ses complices Jean-Luc Guionnet,
Jean-François Marinello et Mathieu Jérome), sont comme autant de manifestes
esthétiques qui s’imbriquent et se complètent pour former un ensemble
hétéroclite mais cohérent, où chaque dynamique est un ingrédient, une texture,
une couleur.
Il faut du goût pour faire cohabiter l’épure d’un duo ouvert
(« Chant Gouannais »), le travail d’imbrication de motifs rythmiques
(« Xiasmes »), la précise imperfection Mingusienne de «Mânes »,
pour interpréter le même thème de deux façons quasiment opposée
(« Carnation Pop », électrique, binaire, rythmique, groovy, et
« Carnation », versant de la nuit, avec son subtil jeu de balai, sa
contrebasse qui chante, ses accords de cristal et ses phrases lunaires), pour faire
se succéder des parties d’ombres (le superbe « Retours », que l’on
doit à Benoît Delbecq, ou la composition « Tao » d’Arnault Cuisinier,
inspirée de la symphonie n° 4 de Witold Lutoslawski et déjà présente sur l’album Fervent du contrebassiste), et de
lumière (« Trivium » et son groove imparable, « Afrique
perdue » et sa lente montée en puissance aboutissant de façon inattendue à
un rythme urbain et soutenu).
Il faut du goût pour le penser, cet itinéraire, le
scénariser, le construire, et il faut un sacré savoir-faire pour lui donner
vie, pour faire de chaque interprétation un plat aux saveurs équilibrées, un
tableau servi à bonne température. La formation réunie autours du batteur ne
laisse pas de place à la
demi-mesure. Ca joue terriblement bien, et si chacun des
quatre musiciens à de solides affinités avec l’improvisation, c’est ici au plus
près de la forme qu’elle est développée. Comme les formats sont relativement
courts, le cheminement du « créé sur place » n’est pas horizontal,
mais prend la forme d’un frétillement quasi perpétuel. Ce trip est écrit pour
improvisateurs. D’où, même si là ne réside pas la seule explication, une
impression de fourmillement, de foisonnement. De la matière musicale,
travaillée à chaud par le quartet, s’échappent mille et une senteurs ;
l’espace dont elle reste pourvu en est lui-même imprégné. Les reflets se
multiplient, et chaque écoute est pour l’auditeur une occasion de partir à la
découverte, sans cesse renouvelée, de la myriade de nuances et de détails dont
le disque est porteur. L’utilisation collégiale d’effets et bidouilles
électroniques amplifie, par le spectre élargi de sonorité qui en découle, ce
sentiment d’abondance, de richesse. Cette volonté de resserrement, de
concision, n’étouffe pas pour autant la créativité des musiciens, et l’on peut
en de belles occasions goûter au jeu anguleux du pianiste et au lyrisme
puissant de Bart Maris, tous deux portés par la rythmique impériale du tandem
Perraud/Cuisinier, qui chevauche à la romaine les purs-sangs de la pulsation et
de l’ornementation narrative.
A chacune de ces vignettes sonores correspond une photo,
toutes d’Edward Perraud et toutes magnifiques, contenues dans un livret au
papier délicatement granuleux, d’un mat élégant. Au milieu de tout ça, le texte
« Les correspondances » de Charles Baudelaire, tout à fait à-propos,
est une beauté parmi les autres, une poésie dans la poésie. La musique du
quartet est une fibre, une essence, un pigment. Le reste nous appartient. Non,
décidément, il faut écouter ce Synaesthetic
Trip. Ne serait-ce que pour s’en prendre plein les yeux.

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