Matthieu Donarier : Saxophones soprano et ténor
Tony Malaby : Saxophones ténor et soprano
Bojan Z :
Piano, Fender Rhodes
Stéphane
Kerecki : Contrebasse
Thomas
Grimmonprez : Batterie
En janvier dernier, nous avons eu l’immense plaisir et le
privilège (j’en suis conscient) d’assister à l’enregistrement de ce disque,
avec mes camarades citoyens Franpi et Christian. Nous avons rendu compte de nos
premières impressions au cours d’un article en deux parties paru sur Citizen Jazz.
Quelques mois se sont écoulés, et l’aspect magique de cette
expérience ne s’est pas estompé. J’en garde un souvenir précieux. C’est
néanmoins avec des oreilles neuves (autant que faire se peut) que j’ai réécouté
ce disque. Une fois, deux fois… quinze fois… les écoutes s’accumulent, et le
sentiment d’avoir affaire à une pièce majeure se renforce encore et encore. Le
groupe réuni par Stéphane Kerecki est en lui-même un évènement puisqu’à son
trio initial viennent s’ajouter les saxophones de Tony Malaby et les claviers
(piano et Fender Rhodes) de Bojan Z. La musique imaginée par le contrebassiste
et jouée avec Thomas Grimmonprez et Matthieu Donarier avait été par deux fois
l’objet de disques remarquables (Story
Tellers et Focus Dance). Houria marquait l’arrivée du
saxophoniste américain, et le trio était devenu quartet puisque sa
collaboration n’était pas le coup d’une session, mais s’était prolongée, et se
prolonge encore, de concert en concert. Après avoir pas mal tourné, et trouvé
un équilibre solide dans la répartition des voix entre les deux saxophonistes,
le groupe remet tout à plat. Le contrebassiste à eu l’envie, et la riche idée,
de convier pour ce nouveau projet l’un des musiciens les plus passionnants qui
soit : Monsieur Zulfikarpašić. Cela veut dire que la musique ne peut
s’organiser de la même manière, que la palette harmonique est considérablement
élargie, que l’espace demande à être occupé différemment. D’où la nécessaire
architecture. En cela, Stéphane Kerecki
a effectué un travail irréprochable, et chaque musicien peut exprimer sa
propre musique à travers les compositions du contrebassiste, sans que le format
des morceaux ne soit artificiellement rallongé « pour laisser du temps aux
chorus ». Les titres sont relativement concis, mais sont de fantastiques
tremplins pour que chacun développe, dans ses chorus comme dans ses apports au
collectif, sa personnalité, sa vision. On parlera, pour faire court, de
synergie.
Il faut les entendre, ces deux saxophonistes, mêler leurs
timbres sur les thèmes ou les ponts, puis exposer leurs phrases à leur manière,
si différente. Matthieu Donarier, presque exclusivement au soprano, a une
approche très mélodique, narrative, et déploie de longues phrases lyriques avec
une sonorité aérienne. Tony Malaby, presque exclusivement au ténor, est plus
dans la matière, exerce sur le groupe une influence palpable. Le premier dépose
son discours sur le jeu collectif. Le second attire ses compagnons dans les
filets de son jeu puissant. Tous deux brillent à chacune de leurs
interventions. A titre d’exemple, évoquons le titre qui a donné son nom au
disque, « Sound Architects », puisqu’il me semble assez représentatif
(même si les formules sont sans cesse renouvelées) de la façon des les saxs
sont magnifiés. Le titre démarre par une phrase légère, élégante, exposée à
tour de rôle par chacun des deux soufflants. Matthieu Donarier prend ensuite un
chorus mémorable derrière lequel Bojan Z, Stéphane Kerecki et Thomas
Grimmonprez construisent un accompagnement qui part du silence, pour prendre de
l’épaisseur au fur et à mesure jusqu’à se fixer sur un motif joué à l’unisson
par le piano et la
contrebasse. Donarier « rentre » dans son solo et
se laisse porter par l’énergie du groupe autant qu’il la génère. Arrivé à un
climax, il est rejoint par Malaby pour une partie écrite intermédiaire qui fait
le pont entre le solo de soprano et le solo de ténor au sein duquel le texan
alterne des motifs et des phrases labyrinthiques. Derrière lui, le trio brouille le jeu collectif pour le reconstruire, plus
puissant encore, et revenir au riff avec une intensité nouvelle, à l’instant
même ou le ténor de Malaby entame une dernière montée qui aboutit à un final
hallucinant au cours duquel les deux saxophones exposent un thème sophistiqué
mais ô combien parlant. Soit une manière intelligente d’intercaler des parties
écrites entre les chorus, ou l’inverse, pour scénariser un morceau. Celui-ci
fait partie des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre. Les autres sont à
l’avenant, et chaque titre fourmille d’idées intéressantes, de propositions
d’agencement, d’envolées pas si solitaires que ça. Le répertoire composé par le
contrebassiste a la beauté des objets travaillés à la main, des beaux meubles
qui sentent le bois et sur lesquels on découvre par endroit quelques traces du
travail de l’ébéniste. La musique est magnifiquement exécutée, mais pas au
point d’en devenir impersonnelle. On ne laisse pas une matière intacte en la
pétrissant si fort.
Dans son précédent disque (Patience, encore un disque
majeur), Stéphane Kerecki fondait sa contrebasse dans les reflets harmoniques de John Taylor. L’arrivée du
piano sonne donc comme une suite logique dans le cheminement du contrebassiste,
dans sa volonté de confronter son écriture à des contextes de plus en plus
riches, et par là même de l’affiner encore. Un piano, donc. Mais pas n’importe
lequel. Celui de Bojan Z. Avant d’assister à l’enregistrement, je me demandais
l’incidence qu’il aurait sur la
musique. Son univers est si marqué. Et bien en fait, cette
collaboration est une évidence. Le jeu du pianiste trouve naturellement sa
place dans la musique telle qu’elle a été pensée par Stéphane Kerecki. Et si,
le temps d’une fabuleuse « Serbian Folk Song » (placée en début
d’album comme pour souhaiter la bienvenue au pianiste), le vent des Balkans
souffle sur la musique, c’est sous forme de clin d’œil, car le contrebassiste
et le pianiste partagent des origines Serbes. C’est le seul morceau dont
l’esthétique se rapproche des productions du pianiste. Kerecki ne voulait pas
en faire plus. « Bojan fait ça si bien », comme il dit. Ce morceau
est une fête, Bojan Z y prend un solo remarquable. Ailleurs, c’est à l’univers
du contrebassiste que Bojan Z prête ses parties d’accompagnement toujours à
propos et ses soli chatoyants. Et lorsqu’il passe au Fender Rhodes, son
électricité apporte une urgence nouvelle (« Lunatic »), ou quelques
couleurs sobres pour mettre en évidence, le temps de trois courtes séquences
(« Snapshots »), le dialogue perpétuel que le contrebassiste
entretien avec Thomas Grimmonprez.
Le batteur, qui depuis le commencement donne à ce trio la
pulsation qu’il mérite, continue d’affiner son jeu, et ce disque le voit
franchir un nouveau pallier. Sa signature est unique et la façon qu’il a de modeler
l’espace, ménageant ici de la place pour suspendre un chorus, agglutinant là
des bruissements pour générer de la tension, va de paire avec une sonorité
toute personnelle. Décisif dans son soutient et créatif dans son expression (le
beau solo qui conclut « La source » en atteste), il semble avoir avec
Stéphane Kerecki une sorte de lien télépathique, et la contrebasse, soutenue de
belle manière, peut à loisir tenir la baraque, s’insinuer dans le cœur du
propos collectif pour y apposer de magnifiques contrepoints, ou profiter des
champs dégagés pour s’exprimer avec musicalité. Les chorus qui jalonnent le
disque sont autant de petits bijoux que le contrebassiste dépose dans son
propre écrin.
« Sound Architects » est un album rayonnant. De
ceux dont on sait que l’on ne s’éloignera jamais. Je mesure la chance que nous
avons eu d’assister à l’enregistrement d’un tel disque. Et je mesure la chance
que nous avons tous de pouvoir nous y plonger et replonger à loisir.
Les 30 novembre et 1er décembre prochain, le
quintet se produira au Sunside (avec Logan Richardson en remplacement de Tony
Malaby). Si j’étais vous………..
Pour finir, quelques photos, prises fébrilement tandis que
s’écrivait une page importante du jazz d'aujourd'hui…
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