Emile Parisien : saxophone soprano
Vincent Peirani : accordéon
Ma mémoire est confuse. Je ne sais plus vraiment pourquoi
l’association de ces deux musiciens prodigieux (vous savez, ceux qui vous
donnent des frissons) me semble si logique. Le premier marqueur de temps me
concernant est un concert donné au théâtre de l’Apostrophe à Pontoise par le quartet
de Daniel Humair. Ce soir-là Sébastien Boisseau y tenait la basse. J’avais
relaté dans un texte le plaisir que m’avait procuré cette formation. Plaisir dû
à Humair et Boisseau bien sûr, rythmique superlative, mais aussi à cette
association peu commune et pourtant magnifique du saxophone soprano et de
l’accordéon. Par la suite, tout le monde a parlé de Parisien et Peirani comme
de deux personnalités dont la collaboration tient de l’évidence.
Je n’ai pas pu me rendre disponible pour aller les écouter
(à mon grand regret), et Belle époque
constitue donc pour moi une entrée en matière, bien que les deux musiciens
m’aient, avec leurs projets et collaborations respectives, accompagné très
régulièrement ces dernières années. Mais de quelle époque parle-t-on au
juste ? Difficile de savoir si ce titre reflète une nostalgie des temps
passés où représente une ode à celle que nous vivons. Je choisi la deuxième
solution. Car si l’amateur de jazz pourra toujours rêver avoir assisté à tel ou
tel concert mythique d’artistes qui le sont tout autant, il peut aussi,
aujourd’hui, goûter pleinement les propositions musicales aussi belles que
diverses d’artistes dont il pourra se targuer plus tard d’en avoir suivi
l’actualité. Si la machine à remonter le temps existait, j’irais sûrement
écouter Coltrane au Village Vanguard en 1961. Mais je n’en démords pas :
la Belle époque, c’est ici et maintenant, qu’on se le dise !
Preuve parmi d’autres (mais que celle-ci est
irréfutable !), ce très beau disque qui voit le duo interpréter quatre
compositions, deux de l’un et deux de l’autre, ainsi que plusieurs morceaux
signés par Sidney Bechet, Duke Ellington et Henry Lodge.
Je ne ferai ici qu’évoquer brièvement l’aisance technique
dont font preuve les deux musiciens. Car s’ils font indéniablement partie des virtuoses
de la scène hexagonale (allez, mondiale), ils parviennent à transcender cette
technique, presque à la masquer d’ailleurs, dans un propos à deux voix ou seule
prime la musicalité. On n’est donc pas embarrassé par de quelconques velléités démonstratives
d’autant plus inutiles que chacun à son poste, et pas seulement sur cet album,
a eu la bonne idée de se trouver un son. Qu’importe donc que peu de musiciens
soient capables de jouer à ce niveau. Retenons que personne ne joue comme eux.
Tout démarre dans cet album par « Egyptian
Fantasy », une composition de Sidney Bechet, à qui il fût un temps
question de consacrer tout le répertoire. Parisien et Peirani l’interprètent
sobrement, mais avec la grâce qui les caractérisent, cette manière qu’on les
grands de suspendre une mélodie, de la vivre à travers un son et un touché. Le
saxophone est doux, ses inflexions subtiles. L’accordéon alterne les parties
rythmiques avec un son ample et les ornements mélodiques avec une sonorité
flûtée unique, parfois proche de l’harmonica. Cette immersion est un enchantement,
et l’on ne sortira de ce sommeil rêveur qu’au terme de l’album, captivant de
bout en bout. Les originaux donnent un aperçu du langage jazz moderne, suite
logique des fondements posés par les anciens. Les reprises ramènent les pièces
datées dans une esthétique d’aujourd’hui. L’ancien et le neuf se mêlent,
s’épousent jusqu’à ce que l’on ne les distingue plus. A quoi bon
d’ailleurs ? « St James Infirmary » sonne comme un morceau
contemporain, le travail de la matière sonore étant privilégié aux acrobaties
mélodiques. « Le cirque des merveilles » dresse un pont entre cette
même modernité et une autre tradition chère à Peirani : la musette. Il en vaporise
d’ailleurs de nombreuses fragrances, comme sur « Temptation Rag »,
durant lequel ce folklore français et la tradition néo-Orléanaise fusionnent en
un idiôme plein de gouaille, d’une étonnante fraîcheur.
Tout habitué qu’ils sont à s’impliquer pleinement dans des
contextes musicaux mouvants et aventureux, Emile Parisien et Vincent Peirani ne
brident pas leur musique, et troquent un peu de sagesse contre pas mal d’intensité,
chacun à leur manière. A ce titre, leur interprétation de « Song Of Medina »
est passionnante. Après une belle
introduction au saxophone, qui amène le thème en douceur avec un appui
rythmique de l’accordéon, Emile Parisien construit son solo par petites touches
successives, avec une alternance de phrases denses et de ponctuations
mélodiques. Comme un effet de négatif, Vincent Peirani articule son solo autour
de séquences de déconstruction et de reconstruction rythmiques, qui aboutit à
un retour au thème joué avec davantage de puissance. « Shubertauster »,
composition dont Peirani avait fait don lors de l’enregistrement du quartet de
Daniel Humair (Sweet & Sour chez
Laborie), est ici livrée dans une version où la force du propos passe par la
consistance du son, avec ce thème tournant et envoûtant qui semble s’échapper d’une
épaisse matière harmonique, tout comme du poétique thème de « Hymn »,
signé par le saxophoniste, émerge une partie improvisée déclenchée par une
plongée dans les graves de l’accordéon contrastant avec les aigus oniriques qui
introduisent ce morceau magnifique. Puis revient le thème, plus fort, plus
touchant encore.
Le disque se termine comme il a débuté, avec une relecture simple
et amoureuse d’un standard, signé cette fois par Duke Ellington. Et à entendre
le bon goût avec lequel ce classique est interprété par ces deux grands
musiciens d’aujourd’hui, on se dit que le titre de l’album ne prête décidément
plus à confusion.
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