Chris Cheek : saxophone tenor
Cuong Vu : trompette
Régis Huby : violon électrique et violon ténor
électro-acoustique
Benjamin
Moussay : piano, Fender Rhodes
Steve
Swallow : basse
Christophe
Marguet : batterie, composition et arrangements
Il n’aura échappé à personne que le présent groupe est une
réunion de musiciens brillants, mais son nom ne partage avec le regroupement
d’étoiles que le ciel, puisque Constellation est une allusion au premier avion
de ligne qui assurait la liaison entre Washington et Paris à partir de 1946. Le
rapprochement de deux mondes, en somme. Christophe Marguet a lui aussi fait en
sorte de faire cohabiter son monde (jeu et composition) avec ceux de musiciens
avec lesquels il rêvait depuis longtemps de jouer : Steve Swallow, qui fut
directeur artistique de Résistance
Poétique et Les correspondances,
les deux premiers disques du batteur, et Chris Cheek, dont le talent frappa
Marguet à l’occasion d’un concert de l’Electric Be Bop Band de Paul Motian. Producteur
des 3 précédents disques du groupe Résistances Poétiques et compagnon de jeu
régulier, Régis Huby combine ici ces deux missions, investi dans cette musique
de l’intérieur, nous y reviendront, comme de l’extérieur, avec son regard comme
de coutume judicieux. L’un de ces conseils fut la recommandation de Cuong Vu,
trompettiste étincelant et troisième américain du sextet, dont Benjamin
Mousssay (décidément et à juste titre dans tous les bons plans ces temps-ci)
tient avec bonheur les claviers.
Cet effectif, relativement important, représente un double
enjeu pour Christophe Marguet : il y a là une somme de personnalités
musicales avec lesquelles trouver les chemins de l’interaction, mais également
des voix qu’il convient de mettre en valeur à travers l’écriture. Sur ces deux
aspects, la musique éclate tout au long de ce double album qui s’inscrit
parfaitement dans la continuité du travail instigué depuis 1996 par le batteur
dans son œuvre personnelle, avec une patte mélodique clairement identifiable et
des compositions dont les mouvements harmoniques favorisent autant le
développement de locutions musicales narratives que les ambiances
claires-obscures. Les solistes trouvent donc matière à donner le meilleur
d’eux-mêmes, et cela n’est pas peu dire. Marguet n’a pas pour usage de penser
ses compositions comme des tremplins à solos, et ceux-ci sont souvent envisagés
comme des éléments essentiels du morceau confiés aux musiciens. Leur revient la
possibilité d’influer sur l’énergie et les couleurs déployées, et donc de
participer à l’élaboration du fond, au-delà des apports formels. La frontline
composée de Chris Cheek et Cuong Vu s’inscrit dans cette optique, tous deux
manifestant une attention de tous les instants portée à la projection de leur
phrasé dans l’architecture collective ainsi qu’à la qualité plastique de la
matière sonore sableuse et dorée née de l’union de leurs timbres, et parfois du
contraste entre le grain organique du saxophone et les subtils reflets
électrisés de la
trompette. Chaque thème est un océan, chaque phrase un jet de
lumière ; le sextet sonne tour à tour comme une petite formation portée
sur l’interaction et comme une formation étendue (tout particulièrement sur « Argiroupoli »,
où le rendu global est hallucinant).
Marguet confie à Régis Huby la place qu’il
affectionne : celle du coloriste caméléon, qui peut s’acoquiner, selon les
titres et les couleurs recherchées, avec la basse pour la mettre délicatement
en perspective, avec les instruments à vent pour épaissir le tissu harmonique
des riffs ou avec le piano. Ailleurs, le violoniste déploie des lignes
médianes, à la fois mélodiques et ayant une fonction architecturale, comme la
phrase qu’il tresse avec le thème et la rythmique sur « On A Boat ».
Naviguant entre le premier plan (magnifiques solos organiques et sensibles sur
« Argiroupoli », « D’en haut » ou « Last Song »)
et arrière plan (parties vaporeuses et électrifiées, subtils contrechants), il
effectue tout au long de l’album un impressionnant travail de fond, avec
quelques pincées d’abstraction, à l’image des notes fuyantes comme des
flammèches sur « Old Road ». L’autre pourvoyeur de décharges
électrifiées est Benjamin Moussay, que le batteur avait croisé chez le
violoniste sur le superbe All Around. Le pianiste/claviériste est amené au fil
des compositions à utiliser différentes facettes de son jeu, du groove grondant
à la délicatesse d’une alternance d’accords nocturnes et de grappes de notes
cristallines (« D’en haut »), il fait preuve, à travers ses
dynamiques comme ses à-plats, d’un étourdissant sens de l’espace et d’une
vision toujours pertinente de son placement et de son propos à l’intérieur du
son d’ensemble.
Hôte de marque, Steve Swallow constitue avec Christophe
Marguet une rythmique magique qui reste bien calée dans sa fonction pulsatile.
L’un et l’autre, bien sûr, prennent le temps de nous offrir de savoureuses
embardées solitaires. Mais pas question pour eux de se complaire dans une
conversation trop prégnante. Leurs qualités d’improvisateurs transpirent dans
les phases de jeu collectif ainsi que dans la poétique de leur jeu lorsqu’il
s’agit d’influer sur la musique en elle-même, sur les mouvements inhérents à
l’écriture. Là, la splendide (et unique) sonorité de la basse, la manière qu’a
Swallow de jouer avec souplesse des lignes solides, la palette de sons de
Marguet, son drive puissant et la cinématique de ses bruissements prennent tout
leur sens. Les deux musiciens partagent la même vision du rôle à tenir pour
pousser un groupe, et savent apporter de la diversité, faire battre le cœur de
la musique sans empiéter sur les champs d’expression.
Le batteur compositeur nous a habitués au fil de ses albums
à une haute qualité d’écriture. A la tête d’une formation qui rend tout
envisageable (mais qui aurait pu s’avérer encombrante si elle n’avait pas été
exploitée à si bon escient), il donne naissance à des morceaux absolument
magnifiques, emprunts d’un lyrisme délicat. Comme souvent, le voyage est un
sujet inspirant. Après les étoiles berbères (« Itrane »), les grands
espaces Kénians (« Amboseli ») ou « San Francisco », c’est
la Crète, et tout particulièrement la ville d’Argiroupoli qui lui inspire un
titre d’où se dégage un charme dont le lieu ne doit pas être dépourvu. Ce
morceau donne à travers sa sensibilité une belle image du Monde, là où
« Benghazi », évocation grave et spirituelle d’une ville ayant connu
de tristes heures durant la guerre civile Lybienne en 2011, met en exergue sa
face plus sombre, avec une égale beauté. Autre inspiration récurrente, les
musiciens, auxquels Marguet aime rendre hommage. Après Henri Texier, McCoy
Tyner ou… Steve Swallow, c’est ici à Carla Bley qu’il dédie le superbe
« Only For Medical Reasons » sur lequel brille Chris Cheek à travers
un solo brûlant. A côté de ces « rendez-vous » réguliers (et pourvu
qu’ils le restent), il y a ici deux nouveautés majeures, que l’on peut sans mal
interpréter comme deux formes d’épanouissement : tout d’abord, le batteur
confie pour la première fois l’une de ses compositions à ses accompagnateurs,
laissant Moussay, Huby et Vu se charger de donner vie à une superbe « Last
Song » très représentative de son univers. Et puis l’album se termine par
une magnifique relecture d’ « After The Rain » de John Coltrane, réarrangée et
transformée en un étonnant concerto pour saxophone ténor, le thème étant
susurré en arrière plan par la trompette et le violon, le tout porté par une
rythmique inattendue et hypnotique. Poser ses baguettes et prêter sa plume à un
morceau d’un maître. Un retrait que permettent une écriture identifiable et un
intact appétit de jeu, qualités qui, entre tant d’autres, font de Constellation
un filon d’où l’or resurgie en abondance sous forme de pépites dont l’éclat est
révélé à la lumière de chaque écoute. Tant et si bien que s’impose à nous la certitude
qu’il s’agit là d’un grand disque. Et si on crie très fort, on aura le droit de
revoir ce groupe sur scène ?????
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