Louis Sclavis : Clarinette, clarinette basse
Benjamin Moussay : Piano, Fender rhodes, claviers
Gilles Coronado : Guitare
Si beaucoup de musiciens développent leur jeu en partant de
formes concrètes pour, au fil du temps et avec une assise solide, le
désagréger, le salir, faire prendre à leur discours des chemins détournés, aller
vers plus d’abstraction, de flottements et de dissonances, Louis Sclavis a
évolué à l’inverse. Jeune loup assoiffé de liberté aux crocs acérés, il a
commencé par hurler, puis a au fur et à mesure pris goût aux chuchotements, et
surtout à l’amplitude émotionnelle que la maîtrise de ces extrêmes et de ce qui
les sépare permet. L’on a pu, à l’évocation de son expression à la clarinette,
avoir des images de fulgurances, d’emportement, de stridences. On entend encore
résonner les longues phrases déchirées, le magma de notes joué en respiration
continue, les avalanches d’accords et d’arpèges. On les entend encore et on
continue de les aimer. Mais au gré de ses rencontres, année après année, il a accepté
puis cherché à évoluer dans des cadres, pour peu que leurs bords soient des fenêtres
ouvertes et non des barreaux. Toutes ses notes un peu folles se sont d’elles
même organisées, les mélodies, souvent somptueuses, ont commencé à voir le
jour, gardant en elles les stigmates des expériences passées. Telle est
aujourd’hui la musique du génial clarinettiste. Belle, pensée, mais toujours
écorchée d’avoir tant vécu dehors. Toujours prompte à raconter, à rencontrer, à
partager, à changer. Toujours empreinte de la sagesse du loup qui semble avoir
dormi sous tous les ciels du monde.
L’Atlas trio, c’est encore une rencontre qui a bien tourné.
Celle du clarinettiste et de deux des musiciens dont on suit avidement les
aventures, aussi nombreuses que délectables, Gilles Coronado et Benjamin
Moussay. La guitare du premier, fauve, se déplace vite mais discrètement. Elégante,
noble mais imprévisible, elle est susceptible de favoriser l’observation comme
de rugir et bondir, toutes griffes dehors. Les claviers du second siègent avec
autorité sur un vaste territoire sonore au sein duquel les sonorités organiques
et électriques, voire électroniques, se mélangent naturellement comme autant de
matières façonnant des paysages renouvelables à l’infini.
Mais ces trois là ne sont pas des prédateurs, ni des
dominants. La seule agressivité qu’ils développent leur sert à lutter contre le
déjà-fait. Leurs forces convergent dans la recherche puis l’acquisition de
nouveaux espaces, pas pour le plaisir de posséder, mais pour la joie de
découvrir. Ils n’ont pas de
drapeau à planter, mais portent comme un étendard la volonté
de surprendre, de se surprendre. Sources constitue un témoignage précieux de
leur singulier travail d’exploration de zones occultes, aussi lumineuses
soient-elles. Je précise que l’originalité du disque n’est pas, loin s’en faut,
antinomique d’une immédiateté de la musique. Au contraire, l’album regorge de
mélodies, de parties instrumentales accessibles, et l’enchevêtrement des trois
discours est d’une grande limpidité, mais le souci du détail, l’originalité des
placements, et la science qu’ont les trois musiciens pour raconter des
histoires, en se plaçant ici ou là au premier ou second plan, font de chaque
composition un moment intense. Si la cinématique est au cœur de l’œuvre de
Sclavis, le soin apporté ici à l’organisation des formes, au travail sur les
masses sonores ainsi que sur les matières est éloquent. Autours de thème
éminemment chantants (« A road To Karaganda », « Along The
Niger ») qui pourraient s’épanouir dans un contexte confortable (avec par
exemple une section rythmique), le trio se joue des conventions et invente son
propre langage, poétique et raffiné. C’est avec une infinie délicatesse que se
tissent des toiles de fond d’où surgissent de manière inopinées des envolées
lyriques, de subtils jeux de communication entre les trois instruments qui
s’échappent à tour de rôle, pour notre plus grand bonheur.
Le premier titre de ce disque, « Près
d’Hagondange », est une continuité, une extension du morceau « Hauts
plateaux » enregistré il y a maintenant 13 ans avec Henri Texier et Aldo Romano
dans leur Suite Africaine. Comme un passage de relais entre deux grands trios,
le premier ayant derrière lui de grands voyages et des milliers d’images, le
second étant à l’orée d’un chemin que l’on souhaite long. J’ai de bonnes
chaussures, je serai de la ballade.
1 commentaire:
Très belle chronique dont je partage l'enthousiasme et l'admiration :-)
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