Quinsin Nachoff : Saxophone Tenor, clarinette
Rémi Gaudillat : Trompette
Russ
Lossing : Piano
Bruno
Tocanne : Batterie
Dans ses notes de pochettes du magnifique album Sunrise qu’il a enregistré en trio avec
Thomas Morgan et Paul Motian, le pianiste Masabumi Kikuchi débute son texte par
cette phrase; “Suddenly, Paul was gone.” Ainsi évoque-t-il sobrement ce qui
constitue pour lui une perte personnelle puisqu’il était humainement proche du
batteur. Mais ces quelques mots mettent en résonnance le vide qu’ont pu
ressentir tous les gens qui ont été touchés, intéressés, bouleversés, captivés
par la musique de Motian, son art du non-dit. Je me demande toujours pourquoi
tous les musiciens jouaient mieux avec lui. Probablement parce que le batteur
savait trouver instinctivement la manière de dégager des espaces permettant à
ceux qui jouaient avec lui d’élargir leur champ d’expression. Probablement
aussi parce qu’il conservait un peu de cet espace pour l’offrir à l’auditeur et
le laisser imbriquer ses propres songes dans la musique, l’accompagnant non pas
en jalonnant son itinéraire de balises, mais en lui laissant au contraire toute
liberté concernant le choix des recoins où flâner. Ce qui devait au
commencement être la marque d’une personnalité musicale est au fil du temps
devenue une manière de penser la musique, basée sur la suggestion plus que sur
la définition.
Aujourd’hui, nombreux sont les musiciens de jazz qui
perpétuent cette pratique et l’adaptent à leur propre vocabulaire. Bruno
Tocanne est de ceux qui le font avec bonheur, en cultivant sa propre identité
musicale et sa vision mélodique. Pour rendre hommage à Paul Motian, il s’est
entouré de deux complices de longue date (Quinsin Nachoff et Rémi Gaudillat)
ainsi que du pianiste New-Yorkais Russ Lossing, qui eut de belles occasions de
partager sa musique avec Motian, dans son propre trio ou au sein du quartet Consort In Motion de Samuel Blaser, un
autre partenaire régulier de Tocanne qui fit d’ailleurs appel à lui pour
remplacer Motian sur scène.
Les quatre musiciens partagent, cela s’entend, une passion
commune pour les espaces ouverts et l’aménagement de volumes en fonction de
flux d’émotions. C'est-à-dire que la musique qu’ils construisent collectivement
est vouée à être dessinée dans l’instant, à être chahutée par les intentions
des uns et des autres, le quartet réagissant comme un seul homme à la moindre
inflexion de l’un de ses membres. In A
Suggestive Way est une suite de tableaux aux schémas sans cesse renouvelé
ou se mêlent compositions originales et pièces plus courtes totalement
improvisées, comme autant de petits dialogues ou trilogues qui contribuent à
inscrire le disque dans une démarche très libre, et c’est là le plus beau des
hommages que l’on puisse rendre au batteur disparu. Jouer librement, laisser
vivre et respirer un thème, s’abandonner à une suite non prévue, privilégier
l’interaction à l’intérieur d’une structure ou simplement mêler son discours à
celui de l’autre, sans autre direction que celle qui s’impose par l’écoute
mutuelle.
Résulte de cette volonté de ne pas restreindre l’expression
collective une musique des plus vivantes, qui tend vers l’énergie
(« Ornette And Don ») ou vers des formes plus alanguies (« Bruno
Rubato », « Kumo To Mine »). L’esthétique des compositions, que
les quatre musiciens se partagent, renvoie à des périodes de la carrière de
Motian ou à des spécificités d’écritures qui lui étaient propres. Ainsi peut-on
entendre à travers le thème de « One PM » résonner l’héritage du Liberation
Music Orchestra de Charlie Haden dont Motian fut le batteur, ou retrouver dans
le torturé « Canto I » de Russ Lossing un motif mélodique simple qui
ouvre de larges champs d’improvisation. Les quatre musiciens s’emparent de ces
pages blanches et les noircissent de savoureuses embardées dont l’interplay
amène autant de douceur que de griffures, avec une poétique qui ne s’estompe à
aucun moment.
Soit une manière distanciée et respectueuse d’évoquer
l’artiste en s’attachant à ce à quoi il était sensible plus qu’à ce qu’il a
lui-même formalisé. In A Suggestive Way
fait partie de ces disques qu’il faut prendre le temps d’explorer, car ses
richesses se dévoilent un peu plus à chaque écoute, et l’on finit par y
revenir, inexorablement poussés par l’envie d’entrer plus en profondeur dans
cette musique à la beauté infinie. C’est la marque des grands albums.
1 commentaire:
Totalement d'accord ! J'espère que cette nouvelle proposition de découverte de ce beau disque contribuera à le faire connaître encore plus !
;-) Denis
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